Dans les années 1980 à Marseille, une dynamique théâtrale inédite émerge au sein des quartiers populaires, impliquant activement la jeunesse des cités telles que Bassens, la Busserine ou les Flamants. Dans un contexte marqué par l’immigration et de profondes inégalités socio-économiques, le théâtre devient un puissant outil d’expression et de revendication. Portée par des créations collectives, cette scène engagée mêle étroitement théâtre et militantisme, offrant à la jeunesse un espace de parole et de contestation.
Au cours des années 1980, les politiques institutionnelles ciblant les quartiers populaires se concentrent souvent sur la prévention de la délinquance. Les jeunes dénoncent ce « malentendu » à travers leurs œuvres, réclamant une véritable émancipation culturelle. Pour eux, le théâtre devient un moyen de revendiquer leur identité, leur droit à l’espace public, et de se réapproprier une histoire trop souvent écrite sans eux. Il s’impose alors comme un vecteur de résistance face aux discriminations et de reconstruction identitaire.
La pièce Ya Oulidi (« mon fils »), créée par des jeunes de la cité des Flamants, incarne cette dynamique. Née en réaction à l’assassinat raciste de Lahouari Ben Mohamed en 1980, cette création collective mêle témoignages et revendications politiques. Les comédiens-amateurs transforment leur colère en une « riposte artistique » contre les violences policières et le déni de justice, faisant de la scène une tribune pour interroger la citoyenneté des enfants d’immigrés. Le documentaire Ya Oulidi ! Le prix de la douleur (2013) retrace l’impact de cette expérience théâtrale sur les parcours des participants, oscillant entre résilience et engagement militant.
Dans ces quartiers, qu’ils soient anciens bidonvilles, cités de transit ou HLM, le théâtre s’ancre dans un tissu associatif dynamique. Dès les années 1970 à Bassens, clubs de jeunes et journaux locaux (comme le Journal de la Cité Bassens) structurent la parole collective. Lors de la Marche pour l’égalité de 1983, les habitants accueillent les marcheurs par des performances mêlant chants et saynètes engagées. Sur l’air de Sabra et Chatila du groupe Nass El Ghiwane, ils scandent : « Enfants d’immigrés, enfants rejetés, enfants assassinés », fusionnant héritage maghrébin et luttes sociales françaises.
La compagnie « N’Taa Nous », fondée par Ferhat Tayari, illustre la volonté de créer un langage artistique autonome, affranchi des logiques d’assimilation. Cette démarche, résumée par l’idée de « construire quelque chose qui est à nous », s’inscrit dans la tradition des troupes d’éducation populaire des années 1980. Les créations collectives, mêlant récits intimes et revendications politiques, dénoncent les promesses non tenues (emploi, logement, culture) et l’image stigmatisante des quartiers. Refusant les approches misérabilistes ou sécuritaires, cette génération revendique une identité plurielle à travers des formes théâtrales hybrides, nourries des cultures méditerranéennes.
Cette période voit l’émergence d’un théâtre dit « immigré », oscillant entre revendications politiques et quête identitaire. Il ouvre la voie aux futures expressions artistiques issues des banlieues françaises et demeure une référence, souvent méconnue, dans l’histoire des politiques culturelles.